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Le temps des cerises

«Quand nous chanterons le temps des cerises

Et gai rossignol et merle moqueur

Seront tous en fête

Les belles auront la folie en tête

Et les amoureux du soleil au cœur

Quand nous chanterons le temps des cerises

Sifflera bien mieux le merle moqueur.»

 

Ce sont les paroles d’une chanson française qui appartient à une époque, celle de l’après-guerre, que mes grands-parents ont vécue. Ma mère étant petite, elle allait cueillir des cerises au printemps. C’est l’un de ses seuls souvenirs de son pays natal, car elle a immigré très jeune. Elle avait à peine l’âge de se souvenir, mais certaines expériences, comme les goûts, les couleurs et les odeurs, ont marqué sa mémoire d’enfant. Ses souvenirs et cette chanson font partie de mon héritage, et d’une certaine nostalgie du pays maternel, sensation que vivent souvent ceux qui ont immigré ainsi que leurs descendants. Je n’ai pas vécu la guerre et je n’avais jamais vécu en France, mais je porte en moi des émotions et des souvenirs que mes parents et mes grands-parents m’ont transmis.

Le temps des cerises, je l’ai chantonnée à mon arrivée, même si je ne me souvenais plus des paroles. Je me souviens de l’éclatant choc entre la neige de Québec qui me montait jusqu’aux mollets et le lendemain, l’herbe tendre du printemps qui poussait sous mes running. Il y avait des bourgeons et du vert partout! J’avais le sentiment de renaître. Le temps des cerises c’était pour mes grands-parents une chanson ayant marqué la fin de la guerre, le retour à l’amour et à la paix et la célébration des jours nouveaux. C’était la libération. Pour ma mère, c’était l’innocence et les plaisirs volés et, pour moi, un refuge, une réconciliation avec mon être.

J’ai trouvé dans la cour un cerisier et je l’ai observé de jour en jour s’épanouir. Les bourgeons ont littéralement éclaté en fleurs blanches, on aurait dit que les arbres s’ébouriffaient, comme si la sève montante du printemps les excitait. Et le temps venu, les fruits ont commencé à apparaître, d’abord tout petits et verts, puis rougissants, et, enfin, dodus et écarlates. J’ai pu, à mon tour, cueillir ma première cerise et la croquer à pleines dents. J’ai pu, à mon tour, goûter à ce printemps, pour la première fois.

Les premières fois sont toutes singulières, elles impriment sur nous des sensations marquantes. Parfois agréables, parfois désagréables. Mais toujours, elles ouvrent de nouveaux horizons. Cette cerise, elle était toutes ces premières fois, en une bouchée : la première fois que j’ai goûté à un flanc au coco, la première fois que j’ai manifesté une opinion en sachant que je ne m’attirerais pas la sympathie et je l’ai fait, car je croyais en moi. La première fois que je suis allée au théâtre, ou à l’opéra. La première fois que je me suis baigné nue dans un lac.

La première fois que je suis partie en voyage. La première fois que j’ai réussi à prendre un engagement et à le respecter. La première fois que j’ai accompli une chose pour laquelle j’avais travaillé vraiment très, très fort. La première fois que j’ai avoué mes sentiments à quelqu’un pour qui mon cœur battait la chamade. J’ai eu l’impression que mon cœur allait tomber de ma poitrine tellement il était pesant d’émotions…La première fois que j’ai dit à un/e ami/e que je l’aimais. La première fois que j’ai pris un engagement gratuit, sans attentes en retour. La première fois que j’ai rougi, la première fois que j’ai ressenti la peur du lendemain. La première fois où j’ai ressenti un réel bonheur dans le fait de voir quelqu’un d’autre être heureux.

Quand j’ai croqué cette première cerise, elle était un peu surette : j’étais un peu trop pressée… Mais elle était rouge écarlate et brillait au soleil. Je n’ai pas pu résister. La tendresse, la fraîcheur d’un fruit, cueilli dans un arbre qu’on a vu s’épanouir lentement, ça n’a pas de prix. C’est une expérience vécue d’innombrables fois par mes ancêtres et renouer avec cette simplicité et à la fois cette richesse de l’instant, c’était un précieux cadeau de la vie qui m’était offert.

Le temps des cerises, c’est le plaisir d’être en vie et d’avoir hâte de pouvoir croquer, encore et encore, printemps après printemps, des fruits de la maison, des fruits de la terre…

Ce printemps, et cette explosion de vie à laquelle j’ai assisté de jour en jour, me rappellent à quel point je ne suis qu’un tout petit maillon dans cette très grande chaîne qu’on appelle l’évolution. L’histoire se répète sans cesse, mais c’est aussi à travers cette constance qu’elle se renouvelle, qu’elle nous offre la possibilité de réinventer le monde. Quand je pense à l’exaltation qu’ont vécue mes grands-parents à la libération et au printemps 1945. Ils chantaient Le temps des cerises, La vie en rose, Les feuilles mortes. Nous, au sortir de cette crise économique et sociale que nous vivons, que chanterons-nous? Moi, c’est cette fascination pour les saisons et ses cycles qui me donnent de l’espoir pour l’humanité.

Le texte original de la chanson est de Jean-Baptiste Clément, et la musique, de Renard. Le premier enregistrement datant de 1877, cette chanson est l’une des plus célèbres de l’après-guerre. On l’a attribuée à la fin de la Commune de Paris, mais c’est une chanson d’amour qui a été écrite avant la guerre.  Pour mieux en comprendre le sens, cette analyse de l’histoire de la chanson s’avère très intéressante.