Sacro-saine efficience : distinguer le bon du moins bon
Qu’est-ce que vous pensez de cette insurgence de l’efficience qui accable nos organisations ces mois-ci? Bien sûr, personne n’est contre la vertu de faire mieux, d’affiner les processus et de mieux gérer les ressources…
Tout le monde comprend qu’une organisation efficiente gagne en rapidité et en pouvoir, libérant des ressources pour faire des acquisitions, pour investir là où ça sera encore plus payant…
Personnellement, je sais déjà que le lean management – cette idée d’éradiquer les frictions et de faire toujours plus avec toujours moins – prisé par tant d’organisations,est déjà ciblé comme étant une des causes de l’augmentation de l’épuisement professionnel des gestionnaires et des ressources, rendant même dans certains milieux le travail insoutenable (et désertés de ses ressources).
Sans compter que tous les échanges qui tournent autour de L’humain VS la machine n’ont jamais été aussi présents que dans les dernières années avec l’essor de l’intelligence artificielle.
Certes, l’IA peut apporter de l’efficience, probablement bien plus que l’humain en est capable, sans en souffrir. Mon réflexe est donc de le voir comme une (semi) bonne nouvelle : au lieu de craindre que l’IA remplace l’humain (tous les humains), pourrait-elle plutôt être une planche de salut qui « libère » l’humain de la tendance des organisations à machinaliser l’humain au nom de l’efficience? Nous ouvrira-t-elle une porte pour le développement de l’esprit critique et la mise à contribution de l’intelligence humaine au sein des organisations comme le propose par exemple le modèle de l’entreprise libérée?
Les besoins humains et l’efficience : compatibles ou non?
La question qui m’habitait avant d’écrire cet éditorial est la suivante : si toutes les écoles de management soutiennent que l’efficience est le but à atteindre, mais qu’on sait que l’humain et son besoin fondamental d’autonomie souffrent de plus en plus de l’organisation du travail liée à l’efficience, y aurait-il une façon de rendre compatibles l’efficience des organisations et les besoins humains? Et pourquoi est-ce toujours perçu comme étant l’un ou l’autre (surtout l’un) dans notre société capitaliste?
J’ai donc voulu creuser un peu mes aprioris et trouver des réponses à mes hypothèses. J’ai plongé dans la littérature (accessible) pour voir si mes doutes quant à la glorification de l’efficience étaient fondés.
Je suis d’abord tombée sur cet article du Havard Business Review qui traite de macro-économie et des risques à long terme associés à l’efficience.
L’algorithme de Google a bien scoré sur ce premier résultat de recherche (très efficient), car j’ai d’emblée pu avoir réponse à ma question.
Premier constat : la course à l’efficience n’est pas durable à long terme et peut même mettre à risque l’ordre social. La course à l’efficience à court terme est cependant payante lorsqu’on est motivé par son intérêt personnel, mais ce, on s’en doute, pour une faible portion de la population seulement. On comprend donc pourquoi les hauts-dirigeants, les actionnaires et les individus en quête de gains individuels en capital à court terme jurent par l’efficience.
Le plus intéressant, dans cet article, consiste à l’identification des risques associés à la mise à l’échelle du modèle de l’efficience : monopoles, monocultures, centralisation de la richesse, augmentation des inégalités et mise à risque d’industries quasi-entières.
Bref, malgré qu’il semble logique, le modèle de l’efficience vient avec un coût social élevé et n’est finalement qu’un instrument capitaliste peu socialement responsable.
À mon avis, toutes les stratégies peu socialement responsables se doivent d’être affublées du qualificatif suivant : dépassées. Comme mon travail consiste à promouvoir les nouveaux modèles et les solutions plutôt qu’à déprimer en parlant des problèmes, j’espérais que l’article que j’étais en train de lire me guide jusqu’à des alternatives vers lesquelles se tourner.
J’ai été servie.
Quand on est efficient, on n’est pas nécessairement résilient.
L’alternative proposée : la résilience.
Je jubilais un peu je l’avoue, pour avoir observé ce phénomène de près lors de nos ateliers virtuels avec les équipes pendant la pandémie.
À l’époque, plusieurs équipes se sont rendu compte qu’elles étaient adaptées à leur environnement (efficientes), mais peu préparées à s’adapter aux changements dans l’environnement (résilientes).
Par ailleurs, les équipes se croyaient pourtant agiles, car elles savaient réagir et éteindre les feux quand il y avait des problèmes ou des changements. On m’a même dit, littéralement : « on est toujours prêts à sauter sur le problème ».
Elles n’avaient pas saisi la vraie définition de la résilience et confondaient résilience avec réactivité. La résilience vient avec une notion de recul, de réflexion, voire de calme qui permet de prendre en compte les nouvelles informations pour innover (c’est-à-dire trouver une solution stratégique et adaptée au nouveau contexte, qui apporte les résultats souhaités, idéalement de façon durable). La résilience crée de l’expansion et de la satisfaction : on se sort la tête de l’eau pour se sortir de la tempête.
La réactivité vient avec un sentiment d’urgence accru et un possible stress chronique. On prend les vagues une après l’autre, au risque de manquer de souffle. On ne s’élève jamais au-dessus de la vague, parce qu’on veut revenir le plus vite possible au « business as usual » qu’on connaît. C’est-à-dire au (seul) modèle d’efficience auquel nous sommes attachés.
En d’autres mots, les équipes en question confondaient recycler de vieilles solutions (la méthode band-aid) avec l’innovation et la résolution durables des problèmes. Ça vous semble familier?
Du soi vers le nous
Pour vous expliquer la dernière portion de cette analyse, je vous invite à aborder l’efficience d’un point de vue individuel.
Prenons mon exemple :
Je me considère comme une personne adulte efficiente.
Au cours de mon enfance et de mon adolescence et même aujourd’hui à l’âge adulte, on a bien essayé de m’apprendre des méthodes de travail pour être efficiente, j’en ai testé plusieurs et certaines d’entre elles sont restées, d’autres non.
Avec le temps, je suis devenue efficiente grâce à l’expérience, à ma connaissance de moi-même, à mes essais, à mes erreurs et à mes apprentissages.
À la maison, j’ai des routines et des rituels assez bien huilés que j’ai choisis et qui permettent à ma maisonnée d’être fonctionnelle, propre et bien nourrie sans pour autant que j’y passe tout mon temps.
Au travail, je me connais assez bien pour savoir quelles sont mes forces et les canaliser de façon à avoir le plus d’impact et à créer le plus de valeur possible, notamment dans les rôles où mon apport est incontournable.
Dans mon entreprise, au cours des 5 dernières années, nous avons testé et peaufiné des façons de faire qui nous permettent aujourd’hui de capitaliser sur des formules gagnantes et de gagner du temps – tant au niveau des opérations administratives, des opérations client que des communications à tous les niveaux.
En matière de satisfaction travail-famille-vie personnelle, à force de tester des stratégies, j’ai trouvé ce qui fonctionne le mieux pour moi et je me colle à ces modus operandi chaque fois que c’est possible,
Ce qui résulte de cette efficience, c’est du temps et de l’énergie résiduelle.
Je me retrouve alors avec deux choix :
- Utiliser ce temps et cette énergie pour en faire plus (plus de travail rémunéré ou non rémunéré), faire du grand ménage ou cuisiner des repas plus complexes, m’impliquer dans des comités et faire plus de bénévolat ou encore m’entraîner pour un marathon question de démontrer (à moi-même et aux autres) ma capacité à performer.
On pourrait croire que ce choix est intéressant pour contribuer à mon sentiment d’efficacité personnelle ou d’accomplissement et même pour m’amener plus d’argent ou plus de reconnaissance sociale, et donc éventuellement plus de visibilité, plus d’opportunités et (on y revient) plus d’argent peut-être.
- L’autre choix est d’utiliser ce temps pour cultiver la résilience. C’est à dire développer les qualités humaines, la santé, l’énergie et l’état d’esprit qui me seront nécessaires en contexte de changement et d’adaptation, de crise ou d’imprévu de diverses ampleurs.
Les activités qui cultivent ma résilience incluent du temps de lecture et d’apprentissage pour comprendre ce qui se passe dans le monde, dans ma communauté ou dans mon industrie. Le temps que je passe à explorer de nouvelles idées, de nouvelles façons de faire.Elles incluent aussi tout ce qui entoure le maintien de liens sociaux mutuellement enrichissants et de qualité : les liens avec mes proches, mes amis, mes voisins et ma communauté.Les activités de repos et de récupération ou encore l’activité physique m’aident à maintenir une bonne santé physique et mentale pour faire face à d’éventuelles périodes plus exigeantes ou déstabilisantes (ici, le marathon pourrait faire du sens, même si ce n’est pas la stratégie que j’ai retenue pour l’instant).
En développant mon intelligence émotionnelle, je me prépare à composer avec des conflits ou à naviguer des relations humaines en contexte de résolution de problème.
En entretenant ma connexion à la nature, je m’assure de garder une perspective large des liens qui nous unissent dans le monde.
Je m’élève au-dessus de mon travail.
Est-ce une perte de productivité?
Pour plusieurs, la réponse serait automatique : oui!
Mais dans le modèle où la résilience est plus importante que la seule efficience, ce recul est des plus stratégiques et un judicieux investissement.
La résilience à grande échelle
Ramenons cette prise de conscience que l’efficience peut et devrait être un moyen pour développer la résilience et non une fin en soi. Cela, selon l’auteur de l’article, signifie que l’effet boule de neige de l’efficience devrait être à tout le moins freinée ou encadrée pour limiter les effets indésirables.
Donc passé un certain point, au lieu de réinvestir les gains de temps, d’énergie et de disponibilité des ressources entraînés par l’efficience dans la génération d’encore plus d’efficience (ou de capital et de pouvoir), il serait plus judicieux d’investir ces gains dans le développement de la résilience.
Cela signifie concrètement, pour les organisations, d’investir dans le développement de compétences, dans la recherche, le développement de solutions et l’innovation (un processus peu efficient au départ), dans la réflexion stratégique et l’étude des risques éventuels (quelle perte de temps si les risques ne se présentent pas!), dans la santé physique et psychologique des équipes et donc dans la qualité de leur système personnel de résilience, dans le développement de leur leadership personnel et de leur autonomie professionnelle. C’est ce que l’auteur appelle la création de « good jobs ».
Les auteurs du livre The Winning Organization, que j’ai aussi parcouru, insistent eux aussi sur ce le ralentissement « slowification » pour augmenter l’efficience des équipes et créer le cercle vertueux de la mise à contribution de l’intelligence collective dans la création de modèles organisationnels durables qui contribuent réellement à la société.
Si simple, mais qui a le temps de mettre tout ça en pratique dans un contexte de course effrénée à l’efficience qui nous laisse si peu de temps pour cultiver la résilience?
L’automne, la saison de l’efficience!
S’il y avait un mois (une fête?!) de l’efficience, ce serait probablement en octobre. Typiquement, nous observons chez De Saison les saisons organisationnelles se déployer, année après année.
Si l’été est la saison du soulagement et de l’espoir, l’automne arrive avec ses gros sabots pour remplir tous les espaces possibles.
La saison suivante, le début d’année, s’intitule souvent « on a fini l’année à terre et on n’a pas envie de revivre ça », en attendant la recrudescence du printemps, de l’excitation et du sur-engagement.
Arrêter la roue pour la repartir de l’autre sens, ce n’est certes pas un défi pour une seule personne.
C’est pourquoi chez De Saison, nous croyons à la force du groupe et de la culture, de la sensibilisation à l’appropriation vers le soutien à la pratique.
Un pas de recul à la fois, c’est la promesse de notre Modèle Temps Blanc et de notre communauté de pratique Leadership Nouvelle Vague.
Du soi vers le nous, la recherche pour cet éditorial m’aura permis encore une fois de confirmer que notre démarche est efficiente et stratégique et qu’il suffit d’accompagner un à un les dirigeants et gestionnaires, puis les professionnels et employés à s’élever au-dessus de la vague pour travailler ces deux objectifs de front, comme une nouvelle définition du succès.
Bon automne et au plaisir de vous croiser pour en discuter dans l’une ou l’autre des occasions que nous aurons créé pour vous ou avec vous.
Julie
Truc en vrac pour augmenter son efficience / investir dans sa résilience
- Savoir ce qui compte le plus pour toi
- Définir ton seuil de satisfaction en se posant la question « c’est combien assez (pour cette saison de ma vie) » pour chaque sphère importante
- Évaluer combien de temps est suffisant pour que tu atteignes ta définition du succès dans chaque sphère. Ça déborde? Voir la prochaine section.
- Réserver chaque jour au moins 1h de temps blanc de reconnexion à soi et à la nature pour prendre du recul et apprivoiser le « vide » (on peut commencer par 20 minutes). Truc : allez prendre une marche
Si le luxe du temps n’existe pas pour toi :
- Pourquoi je me place dans cet état de manque? Est-ce que j’y contribue ou c’est contextuel?
- Y a-t-il des raccourcis que je pourrais prendre pour me libérer du temps, au moins temporairement?
- Y a-t-il des éléments, projets ou standards auxquels je pourrais renoncer, au moins temporairement?
- Y a-t-il des éléments que je pourrais regrouper pour que mon attention soit moins fragmentée et contribuer à me libérer de l’espace mental?
- Vers qui pourrais-je me tourner pour partager la charge ou réviser les standards? Quelqu’un au travail, mon/ma partenaire de vie, mes enfants, un.e voisin.e, un.e ami.e?