
Déconstruire la culture de l’endurance
On connaît l’adage : ce qui ne tue pas rend plus fort [1] . Mais est-ce si vrai ?
Se faire frapper par une voiture rend-il plus fort ? Ou est-ce plutôt tout ce qui suit- les soins, le repos, la rééducation – qui permet de retrouver ses capacités, voire de se renforcer ? Ce n’est donc pas l’épreuve en soi, mais la récupération qui rend plus fort.
Pourtant, nous évoluons dans une culture qui valorise la capacité à encaisser toujours plus, au détriment du repos et de la récupération. Nous croyons que plus nous tenons le coup, plus nous devenons forts, et donc plus nous réussissons. Nous confondons ainsi endurance et résilience.
La fatigue chronique, conséquence d’une exposition répétée à des exigences élevées sans récupération adéquate, affecte profondément la santé et la productivité. Elle se traduit notamment par une baisse des capacités physiques, cognitives et émotionnelles, avec des impacts humains et économiques significatifs : absentéisme accru (jusqu’à 19 jours d’absence par an pour des raisons de santé mentale [2] ),hausse des coûts en santé et assurance (en 2023, 33 % des travailleurs-euses au Canada souffrent d’épuisement professionnel, un chiffre qui atteint 60 % dans certaines professions [3] ), et jusqu’à 25 % de perte de productivité pour 40 % des employés qui travaillent en état d’épuisement [4] .
La fatigue chronique n’est pas un signe d’engagement ou de performance, mais bien un signal de détérioration de la santé globale.
Alors que les impacts du manque de récupération sont bien documentés, les solutions systémiques demeurent sous-explorées. Le terme « récupération » trouve son origine dans le latin « recuperare », qui signifie « reprendre possession de ». Récupérer, c’est donc retrouver pleinement ses moyens, qu’ils soient physiques, cognitifs ou émotionnels. Et c’est également un facteur de protection important pour prévenir les enjeux de santé mentale, la détresse psychologique et l’épuisement professionnel. L’industrie du bien-être promet équilibre et performance durable en vendant un vaste choix d’activités (retraites de yoga, des diètes …). Néanmoins, ces initiatives sont axées sur une logique commerciale et sur la responsabilité individuelle.
Comment réintégrer cette dernière dans nos dynamiques de travail ? Quels leviers d’action pouvons-nous mobiliser pour en faire un pilier de la santé globale et de la performance durable ? Il ne s’agit pas seulement de permettre à l’individu de récupérer. Nous devons repenser nos systèmes de travail et de soutien, afin que la récupération devienne un levier fondamental pour préserver à la fois la santé des individus ainsi que la performance des organisations.
Il est important de souligner que certaines personnes, comme celles en situation de précarité, les parents monoparentaux ou celles exerçant des métiers à forte charge émotionnelle (soins, éducation, etc.), rencontrent plus de difficultés à récupérer. Par conséquent, la récupération ne dépend pas seulement de l’individu, mais elle nécessite aussi un soutien de la part des structures sociales et organisationnelles.
Comprendre la récupération (un peu de théorie)
La récupération est un processus dynamique affectant l’état psychophysiologique de l’individu. Les facteurs stressants au travail épuisent nos réserves énergétiques, créant ainsi un besoin de récupération. Cette dernière consiste à s’éloigner de la source de stress afin de reconstituer nos ressources. Dès que le niveau pré-stress est retrouvé, la récupération commence et les effets négatifs du stress diminuent. Ce processus correspond au retour à l’équilibre interne, ou homéostasie, où les ressources sont renouvelées après l’effort [5] .
Plus nous passons de temps dans notre zone de performance élevée, plus il devient crucial de prévoir des périodes de récupération pour prévenir l’épuisement physique et mental. En cas de déséquilibre, notamment dû au surmenage, les activités permettant de retrouver l’équilibre deviennent d’autant plus primordiales. Ainsi, la valeur de la récupération augmente en fonction de l’intensité du travail fourni.
De plus, lorsqu’une personne n’a pas totalement récupéré et qu’un effort important est nécessaire, elle doit puiser dans ses ressources restantes. Ce processus demande une énergie supplémentaire, car la fatigue est déjà présente. Ce phénomène est appelé « régulation positive » : bien qu’elle permette un effort supplémentaire, elle contribue en réalité à une fatigue accrue.
Repos vs récupération : une distinction essentielle
Le repos est un état ou une période où l’on réduit l’effort, l’activité ou la stimulation. Il peut être passif (ex. : sommeil, relaxation..) ou actif (ex. : marche,…).Dans tous les cas, cela évoque une pause, un moment où l’on interrompt temporairement une action pour mieux la reprendre ensuite.
S’éloigner d’une tâche ou d’un problème, ce n’est pas renoncer ni abandonner. C’est offrir à son cerveau le temps nécessaire pour traiter l’information, intégrer de nouvelles perspectives et restaurer ses capacités.
En sport, ce principe est bien connu sous le nom d’entraînement croisé, où des activités complémentaires sont pratiquées pour améliorer les performances tout en évitant les blessures dues à la répétition excessive. Par exemple, un coureur de fond peut alterner avec du vélo ou de la natation. Ces activités sollicitent d’autres muscles, préservent les articulations et améliorent l’endurance sans surmener le corps.
Les mouvements répétitifs, qu’ils soient physiques ou cognitifs, peuvent entraîner des blessures lorsque le stress dépasse la capacité d’adaptation du corps. La diversité des activités prévient les blessures tout en renforçant un développement plus global. Ce principe s’applique non seulement à l’entraînement physique, mais aussi à nos ressources cognitives, émotionnelles et sociales. C’est ce que l’on appelle la récupération active et positive.
La récupération est donc un processus permettant de retrouver un état optimal après un effort ou une contrainte. Elle inclut le repos, mais aussi des stratégies actives qui aident à restaurer les ressources.
En somme, tout repos contribue à la récupération, mais toute récupération ne se résume pas au repos.
Lorsque nous parlons de récupération comme facteur de protection des risques psychosociaux au travail, il est essentiel de distinguer deux formes de récupération : la récupération interne, se déroulant pendant le travail, et la récupération externe, intervenant en dehors du travail.
Les deux grandes catégories de récupération
Récupération interne – au travail
Cette dernière repose sur des stratégies qui préservent les capacités cognitives et émotionnelles, réduisent la fatigue et favorisent également une performance durable. Ces principes sont au cœur du Modèle Temps Blanc. Parmi ces stratégies :
Les micro-pauses : de courtes pauses de manière régulière au courant de la journée (respirer profondément, s’étirer ou marcher) .
La gestion de l’attention : privilégier le travail en profondeur sans interruption (ex. : mode “ne pas déranger”, gestion des notifications) et structurer les périodes de concentration (ex : méthode Pomodoro ou time blocking.)
La récupération passe également par un environnement de travail où la régulation émotionnelle et le soutien social sont présents. Un environnement qui encourage l’apprentissage à partir des erreurs, où la rétroaction est constructive, et permet l’expression des émotions diminue le stress et prévient l’épuisement. En dernier lieu, l’alternance des tâches contribue à limiter la fatigue mentale.
Récupération externe (en dehors du travail)
La récupération à l’extérieur du travail est essentielle pour restaurer l’énergie physique, cognitive et émotionnelle sur le long terme. Elle repose sur plusieurs piliers.
Un sommeil de qualité favorise la consolidation de la mémoire, la régulation émotionnelle et la récupération physique. Des études montrent que des exigences professionnelles élevées augmentent les perturbations du sommeil. En retour, un sommeil altéré prédit une hausse du stress perçu, une diminution du soutien social et un moindre contrôle sur ses conditions de travail [6] . Ce cercle vicieux souligne l’importance de préserver un sommeil réparateur pour mieux faire face aux défis du travail.
L’activité physique : au-delà de ses bienfaits physiques, elle régule les hormones, permettant ainsi de clôturer le cycle du stress.
La déconnexion numérique : l’omniprésence des écrans et des notifications maintient le cerveau en alerte et empêche une véritable récupération.
Les loisirs et le temps en nature : passer du temps en nature, pratiquer des activités de loisirs et bénéficier d’un soutien social (échanges de qualité avec des proches ou des communautés d’intérêts) favorise la récupération.
Actuellement, beaucoup d’organisations comptent uniquement sur le repos hors travail pour assurer la récupération, sans intégrer de mécanismes de récupération pendant le travail. Or, la récupération, comme l’ensemble des facteurs de protections des risques psychosociaux, est une responsabilité partagée. Bien intégrée, celle-ci réduit les risques et améliore la performance et la santé durable.
Trop d’organisations misent uniquement sur le repos hors travail pour assurer la récupération, sans prévoir de stratégies adaptées durant le travail. Pourtant, la récupération, comme tous les facteurs de protection des risques psychosociaux, est une responsabilité partagée. Lorsqu’elle est intégrée à la culture organisationnelle, elle réduit les risques et améliore la performance et la santé durable.
De Saison et la récupération
Chez De Saison, nous adoptons une approche systémique de la récupération, intégrant des pratiques collectives et individuelles afin de soutenir la santé et la performance de manière durable. Ce programme d’aide à l’organisation se traduit entre autres par la mise en place de balises et de permissions au sein des équipes.
Notre modèle « Temps blanc » repose sur ces principes clés. Il aide les individus et les groupes à passer de l’intention à l’action grâce à une méthode bienveillante d’organisation de l’espace mental et du temps. Cette méthode est adaptable en fonction des besoins des individus.
Voici quelques balises et permissions soutenant la récupération au sein des équipes de travail :
Balises collectives à co-construire au sein des organisations :
- Offrir une flexibilité permettant la conciliation travail-vie personnelle : assurer que les horaires flexibles sont mis en pratique et soutenus par l’organisation pour que chaque membre puisse recharger ses batteries sans culpabilité.
- Instaurer un cadre de déconnexion : définir clairement les moments de déconnexion à respecter, non seulement pour les employés, mais aussi pour les gestionnaires afin de montrer l’exemple.
- Limiter les interruptions : encourager et encadrer la gestion des distractions en favorisant des périodes de travail en profondeur sans notifications.
- Co-construire un code de communication : clarifier les attentes autour des canaux de communication, des priorités de réponses et de ce qui constitue une « urgence » afin de réduire la pression.
- Réduire le nombre de rencontres et respecter leur durée prévue : cibler les rencontres nécessaires et respecter le temps alloué, en s’accordant le temps nécessaire à sa préparation en amont.
- Favoriser un espace de dialogue en équipe : créer des moments dédiés à la reconnaissance des difficultés et des réussites.
- Planifier la charge de travail en fonction de la capacité de l’équipe : prendre le pouls de l’équipe régulièrement et ajuster les objectifs de manière à prévenir l’épuisement.
- Planifier un rituel post-rush : instaurer des moments de joie collective pour se reconnaître et y inclure une période de récupération.
Balises individuelles :
- Limiter les auto-interruptions : s’aménager des espaces de travail en profondeur sans notification (en respectant le cadre établi en équipe).
- Chercher une solution de manière autonome avant de solliciter de l’aide: s’autoriser à chercher la réponse avant de solliciter les collègues tout en sachant que le soutien est facilement accessible si nécessaire.
- Identifier les signaux d’excès/épuisement : développer la prise de conscience des signes avant-coureurs de l’épuisement professionnel, comme l’augmentation du stress ou un déséquilibre émotionnel.
J’ajouterais en conclusion que les programmes d’aide aux employés sont utiles, mais n’agissent pas directement sur les causes (prévention secondaire). Pour agir à la source, il faut aussi mettre en place des programmes d’aide à l’organisation qui ciblent les pratiques de gestion. Cela crée une culture salutogène (favorable à la santé) dans les organisations. Cela passe aussi par le renforcement du pouvoir d’agir du personnel et le soin du tissu social, notamment en créant des espaces de parole où chacun peut s’exprimer et contribuer au changement.
« Quand un ou un-e employé-e fait un burn-out, il faut soigner la personne et il faut aussi soigner l’organisation » Caroline Biron, chercheuse et prof à l’UL.
Vers une approche systémique de la récupération
La récupération ne peut plus être considérée que comme une responsabilité individuelle. C’est un enjeu systémique qui appelle à une transformation de nos modèles de travail et de bien-être.
Repenser la récupération, c’est remettre en question la quête de performance à tout prix et l’endurance érigée en vertu. C’est reconnaître que la santé des individus et la performance des organisations sont indissociables. C’est également construire avec ses équipes des environnements où la récupération devient un levier pour une performance durable.
Pour activer cette transformation, il est nécessaire de mettre en place des balises et des permissions afin de :
- Réguler collectivement nos dynamiques de travail.
- Redonner aux équipes le pouvoir d’agir sur leurs ressources tout en maintenant leur performance.
- Prévenir les risques psychosociaux en intégrant la récupération dans la culture organisationnelle.
La récupération est une nécessité, elle répond à cette oscillation naturelle entre travail et repos. Elle nous invite à repenser nos pratiques professionnelles en plaçant le soin, l’équilibre et le respect mutuel au cœur d’une performance réellement durable.
Vous souhaitez intégrer la récupération dans votre quotidien ?
Rejoignez un cercle Temps Blanc, un espace collectif de soutien et de réflexion pour ancrer durablement votre pratique. Ou planifiez une séance de coaching individuel pour explorer des stratégies adaptées à votre réalité
Vous souhaitez aller plus loin dans la transformation de votre organisation ?
Planifiez un atelier pratique sur l’organisation du travail et la récupération systémique « Modèle Temps Blanc » et explorez avec vos équipes comment réinventer vos habitudes de travail pour mieux prévenir les risques psychosociaux.
Faites le premier pas vers une culture de la récupération
Découvrez comment notre approche peut transformer vos pratiques organisationnelles en nous contactant pour une consultation personnalisée.
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Marthe Rocheteau
Spécialiste en humanité appliquée chez De Saison,
Psychosociologue et coach certifiée, Transitio
Sources :
[1] Nietzsche, F. (1888). Crépuscule des idoles.
[2] INSPQ, 2022
[3] RSMC, 2023.
[4] OMS, 2021
[5] Sonnentag, S., & Natter, E. (2004). Flight attendants’ daily recovery from work: Is there no place like home? International Journal of Stress Management, 11(4), 366-391.
[6] Åkerstedt T, Garefelt J, Richter A, Westerlund H, Magnusson Hanson LL, Sverke M, Kecklund G. (2015). Work and Sleep–A Prospective Study of Psychosocial Work Factors, Physical Work Factors, and Work Scheduling
Autres essais et études scientifiques :
Huffington, A. (2016). La révolution du sommeil.
Nagoski, E., & Nagoski, A. (2020). Brûlées : comment échapper au cycle du stress et du burnout.
Proulx, F. A., & Beaupré, G. (2019). L’effet modérateur des stratégies de récupération au repos sur la relation entre les demandes au travail et le bien-être des employés.